Encore un de ces faux jours de congé, imposé par la coutume qui veut que l’on se repose des bombances des derniers dix jours. Qué bombances?
Mézigues, je me repose de 6 semaines de congé – pour être exacte, 2 de vacances et 4 de repos pour un syndrome douloureux des trapèzes, une bonne somatisation après 16 mois de travail salarié plein de changements prévus et d’imprévus sournois qui ont miné mes forces de manière souterraine.
On se remet, on se prépare à reprendre le collier en ayant blindé les sécurités. Pas sur les imprévus, ça, ce serait possible si l’on était la Pythie... et justement, faut se garder de la marge pour les accueillir, ceux-là.
En même temps que j’ai encaissé les durailleries, j’ai préparé quelques factures à présenter à l’entité patronale. La première étant, il faut le dire, ce mois d’arrêt-maladie, pour solde de 2013. Les suivantes, comme des acomptes provisionnels pour 2014. Les retours de kicks, ça doit servir de leçon : si l’on n'apprenait pas à se tenir hors de portée quand ils vous ont pliée de douleur et fait quelques creux dans la continuité de l’os qu’on sent encore bien en passant le doigt sur la crête du tibia, à quoi serviraient-ils ?
A chaque rentrée académique, en septembre, je compare la faisabilité des stratégies imaginées pour me tenir hors de portée des programmes merdiques imaginés par ma hiérarchie. J’en avais pourtant pas vu venir le réel impact à la rentrée 2012, donc 2013 a été calamiteux du point de vue de la prévention des risques. Et la rentrée 2013 a été placée sous le signe d’une sensation de monter à l’échafaud, qui s’est soldée par un torticolis sévère, si gentiment installé que je me suis laissée berner par ce signe inhabituel : d’habitude, c’est mon carré des lombes qui geint, et je suis tellement familière de ses avertissements que mes épaules bloquées n’ont pas vraiment réussi à attirer mon attention.
Donc j’active les mesures de prévention primaire, pour ne pas avoir à réguler les retombées de la prévention secondaire avec un nouvel arrêt prolongé. Ça me semble hautement raisonnable…
La vigilance s’impose : après avoir concocté un agenda qui me garantira la marge que j’avais toujours réussi à créer (depuis un dernier burn-out il y a 15 ans, doublé d’une période de réorientation professionnelle plutôt craignos je dois dire), il faut que je surveille mes arrières, tout de même.
Je connais assez bien maintenant la tendance de ma responsable à utiliser l’Outlook pour repérer la seule personne disponible sur-le-champ, candidate à lâcher une journée d’administration pour remplacer au pied levé une collègue malade. Ceci sans proposer immédiatement de contrepartie réelle, comme défrayer le travailleur – le rattrapage en heures supp’ étant laissé hasardeusement à ses propres soins.
Pour que ce soit moins évident de m'épingler en corvée de sauvetage, je ne prévois plus de journée entièrement consacrée aux dossiers, et me pose des rendez-vous téléphoniques, histoire de compliquer tout changement; je fais la morte quand on m'appelle du boulot à mon domicile en-dehors de mes jours ou mes heures de travail, et j'ai en réserve quelques réponses toutes faites au sujet d'un certain portable qui a tendance à tomber en panne de batterie, ou un opérateur qui ne transmet les messages qu'avec 24h de retard (que du vrai, à part ça)... histoire de laisser se tordre le cou toutes seules à certaines exigences, irrecevables à moins que je sois défrayée pour l'achat d'un smartphone et les heures de piquet.
De plus je laisse régner tout au long de mon agenda informatique un certain flou sur la place d'une demi-journée par semaine. Celle qui m’est nécessaire pour reprendre mon souffle et accomplir les tâches liées à mon cahier des charges, qu’elles soient immédiates ou se présentent ensuite au guichet. Ce sera la plupart du temps sous la forme des difficultés personnelles d’apprenants en dette avec leur passé, projetées sur la relation avec le formateur.
Les pénibilités liées à ce poste de formatrice sont en effet de l’ordre de la gestion prudente des liens mis en place avec une population chômeuse pour moitié, et prise à la gorge pour se réinsérer socialement et professionnellement. Car quand le projet foire, le formateur est tout désigné pour devenir le salaud de service qui empêche le chômeur de trouver du boulot avant la fin de son délai-cadre... voire l'oblige à regagner un pays en guerre. D'autres instances prendront le relais, qu'on se le dise.
Et dans le domaine des soins, former du monde comporte une énorme part de culture du savoir-être dans la prise en charge de bénéficiaires vulnérables, très âgés.
Il y a longtemps que je me débats avec le faux-culisme de l’altruisme : par an, je vois en entretien de candidature environ 35 personnes souhaitant devenir auxiliaires de santé certifiées, je commence à bien renifler l’odeur de roussi quand quelqu’un me cite comme motivation le désir d’aider son prochain, que ce soit en parlant ouvertement de sa foi ou en évoquant un passé consacré à s’occuper de sa famille. On fait pas un bon soignant avec de bons sentiments. Et les dettes émotionnelles contractées en dealant tous les jours une relation mi-amour mi-haine, ça fait tache dans le paysage.
Un exemple bien frappé : la fille qui s’effondre en larmes pendant l’entrevue, donc à l’évidence ne présente pas un profil assez pacifié pour entrer en formation. Mise devant la nécessité de retourner en pré-stage quelques mois pour apprendre à réguler la distance émotionnelle devant le malheur d’autrui, réel ou qu'elle lui projette dessus, ceci couplé avec le cadrage nécessaire pour que l’entretien ne se transforme pas en séance de psychothérapie gratuite, ça a donné une lettre de 5 pages, pas moins, pour se plaindre de ne pas avoir été écoutée; lettre que ma hiérarchie vient me mettre sous les yeux en prenant un air de sainte-nitouche. Je prends ensuite la mesure de la capacité de cette candidate à manipuler, quand un infirmier-chef à qui elle demandait de pouvoir accomplir ce pré-stage me relance de lui-même parce qu'elle a prétendu ne pas savoir pourquoi elle devait remettre la compresse...
Ne pas confondre : je forme, je ne soigne pas les bleus à l’âme, ça c’est chacun pour soi. Et ça ne doit pas se faire aux dépens d’octogénaires démunis pour se défendre contre des bisous peu professionnels, comme si c’étaient des bébés à mignoter. Tu parles d'une prise en charge...
Ce genre de motivation, peu ou beaucoup, c’est le ticket direct pour une non-admission.
Il y a aussi le candidat qui raconte un épisode qui a abouti à son licenciement d’un poste de soignant non-qualifié, en se laissant prendre en otage dans un conflit entre équipe et infirmier-chef, et qui ne voit pas où est son problème, parce qu’il se considère comme une victime, ayant joué au défenseur de tous … écopant au passage du rôle de persécuteur de la hiérarchie avec une lettre fort malvenue.
Le soignant ne travaille pas seul, il bosse en équipe, et au sein d’une corporation aux valeurs d'origine soldatesque – bon à savoir. Tu fous le bordel dans ton unité ? Gare tes fesses, t'as vu Full metal jacket? L'instructeur qui souffle dans les bronches d'un benêt, punit toute l'équipe http://www.youtube.com/watch?v=kVeZ_0ddkr8, qui va latter la pauvre tache ensuite http://www.youtube.com/watch?v=TCNqKrX1sx8 ...
Ce sera jamais si violent, bien sûr, plutôt de l'ordre de la mise à l'écart; personne ne couvrira ta 3ème connerie, et tout le monde soupirera de soulagement quand tu te barreras, même tes sympathisants.
Il y a également ceux qui confondent client commercial et client/patient : le bénéficiaire n’est pas roi, il est prince, c’est bien différent. On satisfait les caprices du premier, alors que le deuxième, on l'aide à s'assumer au mieux – soigner n’est pas obéir ou infantiliser, mais redonner ou conserver l’autonomie.
J’ai vu quelques personnes au passé de vendeur ou de gérant de magasin passer ainsi du mielleux au hargneux en comprenant combien leur discours ne collait pas avec une réflexion professionnelle qui doit passer d’une cible de vente au respect de l’intégrité de la relation. Réactions diverses ensuite : il y a ceux qui mettent fin brutalement à l’entretien, ceux qui laissent sourdre leur colère et deviennent secs devant la tournure prise par la conversation – j’ai même vécu en direct la rupture d’un collier nerveusement tiraillé, avec égaillement spectaculaire de perlouzes dans toute la pièce.
Par la suite, en constatant pendant la formation l’effondrement progressif de la façade soigneusement ripolinée lors de l'entretien d'admission, et qui révèle son côté cache-misère à l'usage, il faut parfois négocier le délicat virage de l’arrêt de formation, quand il devient évident que la personne lutte beaucoup trop avec ses représentations pour ne pas se préparer un échec pratique retentissant. Et suivant la pugnacité de la personne, s’attendre à ce que la moindre faille de comportement de la part de l’évaluateur donne lieu, encore, à une lettre aigre ou un téléphone suppliant. Et former, encore une fois, n’est pas sauver les gens d’une situation personnelle qui périclite, si douloureuse soit-elle… mais les préparer à remplir un rôle plus difficile qu’il n’y paraît, dans un pays d’accueil qui a peut-être des valeurs culturelles et communicationnelles à l'opposé de celles avec lesquelles ils se sont construits.
Et si l’échec est au rendez-vous en fin de formation, qu’il soit patent (pas de certificat) ou ressenti comme tel parce que la note d’examen était juste passable, s’attendre aussi à des récriminations sur le thème du racisme par exemple, ou évoquant furieusement le règlement de compte avec des archétypes familiaux mal digérés. Pffff...
C’est ainsi… et je me suis rendue compte que si nos messages de formateurs mettent l’accent sur l’authenticité à cultiver avec les bénéficiaires de soins, eh bien suivant le degré d’ "irritabilité sociale" des apprenants, la franchise totale de notre part n’est pas toujours de mise. Louvoyer, je dois m’y faire. Ne pas dire l’évidence, mais laisser la personne y venir toute seule. Ou si elle ne la formule pas elle-même, s’abstenir. Car c’est là que les plus malins et les plus heurtés par la vie prennent la plume pour accuser le formateur, en somme, d’être un mauvais parent.
Tout ça, c’était un cap à franchir pour moi : me rendre compte que je suis investie d’un pouvoir - que je l‘exerce ou que l’on me le prête, à tort, avec intérêts surmajorés. Et que même si je suis parfaitement tranquille avec l'idée d'être le mauvais objet de la situation, ma hiérarchie, elle, n'est pas au point pour gérer impartialement les rouspétances. Car elle prend parti régulièrement en faveur des apprenants contre les formatrices, téléguidée par son idéal de justice alors que nous cherchons, nous, à cultiver la justesse nécessaire pour s'adapter au monde des soins, cet étrange univers.
Résultat pour 2014, je vais me la coincer sur la forme, tout en n’en pensant pas moins.
J’ai vu hier soir « Un conte de Noël », d’Arnaud Desplechin. Une histoire de famille complexe, un frère aîné, mouton noir désigné par une sœur aigrie, laquelle achète à sa famille son bannissement ou du moins le croit. A l’occasion d’un don d’organe entre parents vivants, réhabilitation discutée, calculée et qui permet de mettre sur la table toutes les tensions et les petites horreurs du passé, entraînant au passage le règlement d'autres dettes humaines.
Ce qui m’a surtout frappée, c’est que des gens liés par le sang, par la naissance et par le don de moelle, se disent qu’ils ne s’aiment pas, et sans haine. De manière épidermique, même: ensemble ils font le constat de rejet probable de la greffe, tellement ils sont incompatibles: le fils vient montrer à sa mère les ponctions opérées dans ses hanches, en lui disant le mal de chien que ça fait, la mère réplique en montrant son bras rouge violacé, enflammé, qui laisse présager un syndrome de Lyell http://fr.wikipedia.org/wiki/Syndrome_de_Lyell qui pourrait la tuer plus vite que son lymphome.
Faut être solide pour y arriver en famille… déjà que s’il y a un seul lieu où l'ambivalence des sentiments peut éventuellement se transcender, je ne vois que celui-là :- car en amitié, on se perd de vue, on se fâche, bref, on rompt. En amour, aussi. Et donc on peut se quitter. Mais la famille ! Là, c’est le tour de force que de rester harmonieusement désunis…
Au boulot par contre, vu qu’on sert toujours un client, et que le fric qu’on reçoit de lui dépend des commandes qu’il continue à nous passer, il y a intérêt à mesurer son honnêteté à l’aune du montant de ses propres factures mensuelles.
Allez, encore 10 ans à tourner 7 fois sa langue en bouche avant de causer. Ou alors, je m’arrange pour n’avoir à faire de ronds-de-jambe à personne.
Quelqu’un aurait-il une recette pour un ticket gagnant à l’Europognon ?
Quelle bonne idée, déjà, d’avoir ouvert ce blog, vu que je n’ai plus de vésicule biliaire !