J’ai une conviction intime depuis toujours : je vais vivre en tous cas jusqu’à l’âge d’être ridée comme une pomme de garde à la fin de l’hiver.
Oui mais d’abord, « toujours », ça veut dire quoi ?
Ça veut dire depuis que j’ai compris ce qu’était la mort.
Me souviens pas quand.
En tous cas, je me souviens avoir dit nettement à mon médecin, vers mes 22 ans, que je sentais, savais, que j’étais sûre de ne pas crever d’un cancer, la maladie qui par excellence à mes yeux représente la concrétisation du mal-être, du raté de carburation qui se transforme en accident fatal.
Ce n’était pourtant pas une question d’optimisme – je dis ça parce que mes aïeux et parents morts de cette maladie tenaient des discours de renoncements, défaitistes. Bien sûr, d’autres parents et aïeux tout aussi pessimistes sont morts de vieillesse… ce que je veux dire, c’est qu’ayant constaté ou entendu rapporter des attitudes démissionnaires devant la vie, et corrélant nettement la pensée et la force de qu’elle crée, il ne m’était tout simplement pas possible d’envisager de mourir de mal de vivre. Mourir de vieillesse, oui; mais pas de démission de la vie, en plein élan.
Hier, en sortant de chez le coiffeur, j’ai été dire coucou à Margrit – 10 pas à faire. Margrit, elle a plus de septante ans, elle tient une boutique de bijoux sur la place du grand marché du samedi - une des trois échoppes coincées sous les murs de la Cité, qui ne doit pas faire plus d’un mètre 80 de large. Elle a tenu jadis un magasin d’objets décoratifs bobos de luxe avec pignon sur rue… elle se maintient avec ce tout petit endroit désormais.
On se bizoute, ça va ? Oh ça va, chez Clémentine ça tabasse, et sans rentrer dans les détails plaintifs, je lui dis mon sentiment de pesanteur aggravée devant les dessous de mon job de formatrice, les personnages difficiles que j’y rencontre, dont certains restent sans emploi non pas à cause d’un manque de compétences professionnelles, mais parce qu’ils se trimballent des impayés émotionnels qu’ils présentent tôt ou tard, et à leur détriment. En somme, ce que nous appelons pudiquement et diplomatiquement des compétences socio-personnelles insuffisantes. Pudeur ou langue de bois, c’est comme on veut. Car faut en plus faire gaffe comment on formule les choses… Ceci à mettre au-dessus du panier du cahier des charges du formateur, dans le mlilieu où je bosse. J’ai dû apprendre, je suis plutôt du genre brut de décoffrage.
Bref, et toi, Margrit ? Elle me parle de sa relation avec son compagnon de 80 ans, ça lui prend du temps ; et de son moteur interne, qui lui a fait réchapper de trois épisodes de la même maladie grave et mortelle. Liés chaque fois à des prises de conscience qui semblent avoir un rapport avec ce qu’on lui avait inculqué dans son milieu d’église libre: le peu de cas à faire de sa propre existence. Elle profite de chaque instant désormais.
Je vais pas vous bassiner avec des « oh, c’est magnifique, quelle leçon de vie » et des choses aussi convenues que ce genre de discours néo-baba de mes deux. Je continue de penser que le spectacle du malheur des autres ne contient aucune dopant capable de sortir quiconque de la déprime, c'est juste des conneries moralistes qui reviennent à culpabiliser celui qui a les soucis qui sont à sa portée.
Je sors de l’échoppe en me disant que décidément, le malheur surmonté des uns ne peut faire partie de la comptabilité personnelle des autres.
Son discours me persuade plutôt que chacun porte en lui la capacité ou l’incapacité à se débarrasser des filtres que la famille lui a mis sur les yeux, à son propre sujet. Et que comme en compta générale, si on s’est foutu dedans en posant des factures de prestations de services en crédit ou en débit de la colonne des biens immobiliers, ben la balance ne marche pas au final ; ces calculs précis et sensés permettant d’évaluer la viabilité de l’entreprise, alors s’ils se basent sur une erreur d’attribution de champ, c’est du vent sur les dunes éphémères du Sahara – aucune carte géographique possible. Comment trouver l'oasis ou le monde civilisé, au milieu de nulle part?
Tu vois m'sieur-dame, j’ai dû me taper la compta de base pour mon bachelor de documentaliste, étant donné que je suis supposée être capable de la tenir si je dirige une bibliothèque ou un service documentaire. Outre que ce genre de poste ne m’a jamais intéressée, j’ai vu ce cours comme un boulet à traîner, vu ma réticence et ma panique devant l’univers du chiffre – je m’en suis pourtant pas trop mal sortie à l’examen. Mais quelque part, le défi me plaisait bien parce que c’est un système planétaire exact, imparable. Tout comme une page de code informatique – une seule erreur d’espacement, et ta page, elle est au tapis. Et tu peux y passer des heures, sur ta page, à repérer le bug… pendant ce temps, la rage monte, elle ronge de dépit, et te voilà avec les épaules tellement nouées que ça se transforme en une douleur qui t’angoisse, tellement ça ressemble à quelque chose de plus grave. Mais quand tu trouves la faute de programmation... le pied!
Donc j’ai bossé comme une malade, je voulais au moins comprendre, et puis ça me gavait de rester les genoux tremblants et les paumes suantes devant une fiche de calcul, merde !
J’ai demandé de l’aide à des personnes sympas, bienveillantes quoique effarées tout comme moi de constater ma capacité à oublier, de 5 minutes en 5 minutes, la logique des reports – mémoire de poisson rouge sur le plan de l’intelligence logico-mathématique. Quand ça m'intéresse pas, mon cerveau fait tomber le rideau, ranafout donc n'importnawak.
Ces filles m’ont servi de répétiteurs jusqu’à la veille de l’examen… et j’ai fini par tirer une note entre 4, 5 et 5 sur l’échelle de Richter de la notation de Bologne… j’en demandais pas tant, même un 4 – la moyenne - ou même un peu moins, ça m’aurait convenu, je pouvais compenser avec une autre note, mais on n'estjamais à l'abri d'un accident.
Alors tu penses bien que j’ai cru recevoir la médaille d’or du mérite : je garde intacte au fond de moi, depuis 9 ans, cette sensation d’avoir gravi l’Everest dans les pires conditions. Ce moment où j’ai lu ma note de compta, il a été aussi éclatant de gloire pour moi que celui où j’ai reçu le Prix romand de bibliothéconomie avec mes potes de travail de mémoire, devant 500 personnes, en allant serrer la pince du conseiller d’Etat et de Yolande la directrice puis nous faire prendre en photo par nos experts. Fâââ.
Car pour tout dire, j’avais passé mon bac avec 1 sur 10 à l’écrit et 5 sur 10 à l’oral (ce dernier généreusement octroyé par deux monstres de bienveillance qui trouvaient tous les deux que c’était connissime d’échouer un bac littéraire à cause des maths), alors comme expérience renforçante, ça se posait un peu là., mon 4,75 de compta.
Tu comprends pourquoi j’ai la certitude de ne pas mourir de mal de l’être ? Moi oui, même si on dirait comme ça que ça n’a rien à voir avec la choucroute. C'est une histoire de tronchitude, et la tronchitude, ça sauve. Avec ça, tu survis. Après, pour vivre et s’en réjouir, il faut trouver de l’octane 98.
J’en cherche, mon gisement présente actuellement une rupture de faille, le filon doit reprendre un peu plus loin.
Je creuse, je fouis. Je vais trouver, mais je sais que ça peut être long, comme quand j’ai décidé de changer d’orbite professionnelle le jour où j’ai pressenti que j’étais en train de me tricoter un bouillon digne de faire éclore dans ma poitrine une tumeur de merde. Entre cette période et l’achèvement de mon bachelor, il s’est passé plus de 5 ans ; c’est le venin de la gniaque pour aller vers autre chose qui m’a servi de chimiothérapie de l’âme.
Comme quoi la déprime, la tristesse, la colère, la révolte, ça peut entrer dans la même colonne de compta… pour totaliser un résultat positif.
Ça, c’est ma compta à moi ; pas celle de Margrit, pas la tienne, pas celle de ma sœur… la mienne à moi.
« Moins » par « moins », en algèbre, ça fait bien « plus »… non ?