A mon boulot de formatrice, on se réunit régulièrement, une matinée toutes les trois semaines ou presque; pour discuter de sujets divers – intervisions, homogénéisation des tâches, etc. Parfois, c’est pour nous faire sermonner par l’informaticien parce qu’on fait péter le serveur en toute innocence… je m’emmerde superbement à ces séances, la plupart du temps. Je risque parfois un sudoku ou une grille de mots croisés, c’est pas trop discret, donc je tente de faire passer le message qu’étant de tendance légèrement hyperactive, ça m’aide à me concentrer sur la discussion en cours.
C’est d’ailleurs vrai.
Avec une collègue, on a des discussions qui me plaisent bien, la première que nous avons eue d’ailleurs portait sur le besoin de gribouiller en écoutant un conférencier, pour mieux le suivre.
On s’est aperçues qu’on fonctionnait de manière proche, c’est-à-dire que pour avoir la paix en société, on jetait des nonosses aux gens, des lieux communs de phrases, des faux-semblants d’adhésion aux valeurs communément admises des groupes où nous évoluons – en particulier, notre lieu de travail.
Ce qu’on a en commun, c’est que ni elle ni moi n’avons choisi de devenir des soignantes. Et aussi, que par rapport aux valeurs tacites de notre milieu professionnel, nous nous sentons en décalage.
On n'est pas meilleures ou au-dessus ou je ne sais quoi d'autre, on est juste "à-côté" . Et je me sens un peu moins seule.
Donc ça urge pour moi de mettre fin à tout collaboration dans le domaine des soins, car ce que j’ai pu tâter dans mon autre sphère professionnelle, la documentation, m’a fait progressivement apprécier un tout autre panel de moyens, de manières de travailler, de valeurs ayant trait à la gestion d’entreprise : marketing, ressources humaines, lois de l’offre et de la demande, publicité et recherche de publics potentiels.
Non, ce n'est pas sssssâââle.
Ce sont des domaines et des valeurs qui me paraissaient politiquement incorrects tant que j’étais dans les soins, dont les collaborateurs souffrent généralement des décisions prises par les affreux gestionnaires… collaborateurs qui très généralement prônent des valeurs réputées plus « humaines ».
Je me suis aperçue que les matières que j’étais obligée d’étudier m’interpellaient, et j'ai raccroché mes wagons à une vieille analyse graphologique mettant en évidence ma facilité pour les relations à la clientèle... et trouve sa résolution aujourd'hui dans mon attirance pour l’entregent en audit et le service à clientèle en matière d’information documentaire. Elle m'avait d'ailleurs choquée, à l'époque, cette analyse... je voulais changer de métier, mais je rêvais encore de pouvoir le faire sans en repasser par de nouvelles études: j'envisageais donc la psychomotricité. Désir et peur du changement...
De surcroît, de plus en plus souvent, je me sens inconfortable au milieu de beaucoup de mes collègues soignants, surtout des gens portés à soutenir les projets altermondialistes, maisons de paille, petits commerces équitables et Cie. Favoriser l’achat de produits du tiers-monde, juste parce qu’ils viennent du tiers-monde, me paraît au fond une insulte à leur qualité. Tout comme la parité me paraît d’une connerie stratégique insurmontable, et une mauvaise manière de penser arriver plus vite là où nous allons de toute façon, mais en sacrifiant nombre de femmes pas tout-à-fait prêtes pour le rôle auquel on les destine…
« C’est super, c’est chouette, c’est cool », j’aimerais voir ces vocables remplacés par « Ca tient la route, c’est crédible, solide, engagé ». Je voudrais que ça aille quelque part, non pas mû par le moteur de la pitié ou du colonialisme nouvelle vague, mais parce que du matériau de bonne, voire d’excellente qualité rencontre des investisseurs aventureux.
Je commence à trouver pesant de devoir surveiller ce que je dis: certaines remarques qui me font considérer comme une personne attentive à la réalité chez les documentalistes, font sursauter mes collègues soignants.
Et je pense en particulier à cette tendance à prendre les choses normales qui ont cours au sein de l'institution que nous servons (la limitation des visites au web, par exemple) comme des attaques contre l'équipe des formatrices, voire une volonté inconsciente de saborder le centre de formation en entier; je pense à quelqu'un qui réinterpréte ce qu'autrui lui dit (et qu'elle demande qu'on lui explique!) de manière à repousser la vision qu'on lui propose, bien loin des principes d'écoute, de reformulation et de "métabolisation" des différences.
Ou encore un autre, qui s'offusque que je puisse penser que, nolens volens, la recherche d' "humanitude" ne met personne à part, et qu'on n'est pas au-dessus de la très laide action de transmettre certains académismes de la profession.... alors que le fait de donner un cours porte, en soi, une structure qui rassure les participants, en les aidant à mettre en ordre ou à compléter leur boîte à outils; de ce fait, avant de vouloir ouvrir les possibilités, doit prodiguer une colonne vertébrale à la volonté du participant, qui pourra décider ensuite de se distancier quand il se sentira assez autonome.
Les beaux discours invitant les apprenants à se laisser déstabiliser me semblent autant de coups de brosse à reluire sur notre ego de formateurs, surtout quand on ne peut assurer les arrières et les réceptions difficiles sur un matelas idoine. Il faut faire avec la réalité de ce centre de formation, qui compose lui-même avec des partenaires-clients: son offre doit s'adapter au marché.
Et aucune indignation au sujet de la suppression de deux jours d'observation de terrain ne pourra contrebalancer le fait, très réel, que nos secrétaires sont en burn-out, que si l'administratif ne peut suivre pour organiser ces stages, la crédibilité du centre en pâtit. Et que la nostalgie du temps des vaches grasses n'est pas la priorité de ce qui reste, malgré tout, une entreprise à gérer; avec des budgets, des échéances et des parts de marché... et des paies intéressantes pour les formateurs, une liberté de s'organiser assez sympathiques.
Merci à la culpabilité du soignant... Je peine à comprendre par exemple pourquoi une proposition de reprendre du boulot à quelqu'un qui se prétend surchargé ne rencontre pas d'écho, sinon par le fait qu'un certain pouvoir est lié à l'indispensabilisme qu'on cultiverait ainsi? Qui soigne qui, on se le demande.
Pour revenir au rôle de formateur "ouvert", je suis assez dubitative en général sur les systèmes d'enseignement alternatifs, quand ils privent les enfants et les ados de se confronter à des règles de société qu'ils vont devoir subir toute leur vie comme adultes... souvent pour que leurs parents puissent prendre revanche sur un système qui les a brimés. Ce n'est pas donner les meilleures chances à son gamin que de le faire vivre en univers parallèle jusqu'au moment où il va devoir se plier aux règles extérieures avec la violence que cela suppose de passer de l'un à l'autre. Et la créativité, à mon avis, surgit souvent de la révolte contre la contrainte vécue pendant nos premières quinze années sur Terre. Une psy me disait qu'elle avait tout fait pour protéger ses enfants et être le contraire de sa propre mère, et qu'elle les trouvait à présent démunis devant leur rôle de parents, quand leurs propres gosses menaient leur parcours de mouflets normaux, avec oppositions, comportements "difficiles" et Cie; en somme, ce que fait tout enfant qui cherche des limites pour se construire!
Je repense à un groupe de travail à mon boulot de formatrice, qui s’est déroulé de manière lamentable à mon sens, moi qui me suis habituée à la Haute Ecole de Gestion à remplir des mandats pour des clients externes, avec ma petite équipe d’excellentes co-étudiantes. On y pratiquait le GT avec bonheur, rondement, en suivant des règles aussi souples que des ressorts ; on se désignait une contrôleuse du temps, une preneuse de notes, une médiatrice qui veillait à faire parler tout le monde, à faire le tour des attentes, à dégager des objectifs concrets. On se lâchait en brainstormings laissant fleurir la créativité de chacune, puis on choisissait des solutions, parfois écœurantes de simplicité, mais en accord avec certaines idées de décroissance, dégageant des objectifs simples, mesurables, adaptés, réalisables y compris dans le temps imparti.
Pour ce groupe de travail qui m’a plongée dans la stupéfaction puis la colère, rien de tel : aucune préparation préalable en regard de la raison qui avait poussé les formatrices à se réunir. Avec comme résultat un débat assez distancié, sur des concepts de "transversalité", et en cadeau-Malux la nécessité de reprendre rendez-vous pour une deuxième séance vu qu’on n’avait abordé que la moitié des thèmes ; à ma demande, en fait, car j’étais venue chercher des solutions, des idées… et que je n’avais rien dans les pattes concernant la problématique de départ: comment se donner les moyens de ne pas foutre à la porte un participant désagréable/ivre/leader négatif/qui lit le journal ou converse par SMS... Ca, nom de guieu, c'était pourtant du concret! Ce qui a achevé de me mettre en rage sourde, c'est d'apprendre qu'en plus, ce cours allait être donné encore deux fois, puis tomberait aux oubliettes : quoi, moi qui travaille à mi-temps, on me bouffe une journée complète pour... ça?
Et à cette deuxième séance, commençant comme la première avec vingt minutes de retard - "parce que, cool, Clémentine, stresse pas les autres avec ton propre stress" (???) - résolue à ne pas en sortir sans retirer quelque chose de palpable pour moi, je me suis opposée à son déroulement à nouveau aléatoire. De sorte que j'ai glissé vers le rôle de perturbatrice : moi qui trouvais ma manière parfaitement fonctionnelle et correcte en regard de celle du groupe, moi qui réclamais régulièrement des explications quant à des règles tacites que je ne connaissais ni ne comprenais, j’ai été désignée comme la personne à la communication dysfonctionnelle, rien moins…
Rôle que j’ai refusé d’endosser, en reprenant la discussion de manière diverse avec chacune.
Il en résulte que je constate que je ne vais pas faire virer ce transatlantique à moi toute seule; ce qui va durer encore longtemps, c'est le chaos, reflet du chaos administratif selon certains - ce avec quoi je ne suis vraiment pas d'accord, car ce désordre est constitutif de cette équipe, je finis par le croire.
Et comme cela ne m’intéresse pas… me barrer est la meilleure solution.
Je vais aller dysfonctionner avec des gens qui dysfonctionnent de la même manière que moi, ce qui nous paraît, à nous… très fonctionnel. Bref : je vais rejoindre un autre asile de fous, où on se rebrossera l'ego parmi, oué, na.