Aujourd’hui, 25 décembre, je me tiens à l’écart de l’air du temps : pas de famille, pas de cadeaux ni de bouffe somptueuse, un congé au milieu de la semaine. Je soupe dimanche soir avec ceux que j’aime et apprécie : mes trois neveux, ma sœur et la petite cousine qui commence à perdre ses moyens cognitifs, mais toujours aussi friande de sorties culturelles et gastronomiques.
J’en profite pour écrire ici, depuis 3 mois je délaisse ce blog un peu trop à mon goût : nouveau job, des responsabilités connues mais à exercer en tenant compte des changements intervenus depuis la dernière fois que j’ai bossé à domicile ; et puis une application informatique à apprivoiser – pas piquée des hannetons… il me suffit de dire qu’elle a été prévue bien plus pour satisfaire le contrat passé avec les assurances qu’en suivant une logique de soins – nous travaillons en effet sur devis prévisionnel pour 3 mois, voire 6, et tant le nombre que la complexité des opérations de programmations à effectuer sont redoutables, pour simplement garantir le paiement des prestations… sans oublier de mettre en évidence par tous les moyens le besoin de personnel supplémentaire en facturant tout acte professionnel demandant réflexion de diplômée et s’appuyant sur le cahier des charges spécifique à la fonction.
Lundi, nous avons décidé de concert, ma responsable et moi, de continuer l’aventure des soins à domicile. Fin de la période d’essai… bilan qui laisse bien des questions ouvertes.
Je remarque avant tout que pas mal de choses que je souhaitais voir arriver dans ce domaine des soins il y a dix ans sont en place : je dispose d’un instrument de travail certes compliqué et chiant à utiliser, une tablette sur laquelle je ne cesse de pitonner à journée longue, mais qui me donne accès à tout renseignement dûment archivé et scanné, histoire de comprendre le fil des événements et de prendre des décisions de soins au plus juste lorsque je suis seule avec le bénéficiaire de soins et mon expertise de terrain.
Mon cheminement de pensée et les actions qui s’ensuivent doivent être posées le plus clairement possible, pour que ceux et celles qui prennent le relais ici et là puissent à leur tour décider et agir en toute connaissance de cause. Le système met en lumière de manière imparable toute rétention d’information, même minime : lors d’un jour de congé en semaine, forte de mes annotations, ma responsable a pu dire au médecin qui se plaignait que je ne l’avais pas recontacté alors qu’il me le demandait deux jours de suite, qu’il avait lui-même tendu un piège de communication en me donnant un numéro aboutissant sur le répondeur de son secrétariat, donnant les heures très restreintes où l’on pouvait l’atteindre.
Deux après-midi de suite à entendre une boîte vocale me dire de rappeler à des heures où je galope pour voir tous les patients, ça ne le fait pas…
Sur le terrain, mes 30 ans de diplôme d’infirmière me donnent un avantage indiscutable : ma responsable, m’ayant accompagnée pendant mes visites, apprécie notoirement ma vision d’ensemble qui me permet de décoller des tâches pour lesquelles je suis mandatée, et de réviser les priorités. Par exemple, voyant une dame paralysée d’un côté, installée de guingois dans sa chaise roulante, je laisse de côté les médicaments à préparer pour la semaine entière, et commence par la réinstaller pour que son bras immobilisé ne fasse pas poids mort en tirant sur son épaule : remettre l’accoudoir en plexiglas en place, ainsi que le coussinet bricolé par l’ergothérapeute pour que ses deux épaules s’alignent sur le même plan. Ensuite, en pleine préparation du semainier, débusquer pourquoi la dame se perd dans une tâche qu’elle maîtrise habituellement au point que quand j’arrive, je n’aie plus qu’à vérifier qu’elle a tout préparé sans erreur : son mari tente de prendre le relais pour les lessives, et se paume dans les indications qu’elle lui donne, maîtrisant elle-même le tri et les programmes depuis 50 ans… elle s’énerve, et en perd ses moyens. Du coup, j’arrête la préparation des médics pour mesurer sa tension, car si celle-ci monte, ça augmente les risques de refaire un accident vasculaire cérébral. Tension normale quoique montrant en effet qu’elle est énervée. On recommence avec la préparation des médics, je me borne à lui montrer quelques trucs et astuces supplémentaires pour y arriver d’une main, en utilisant même sa main inerte pour bloquer un objet fuyant sous ses doigts. Là, j’ai marqué des points face à ma supérieure qui est ergothérapeute de métier… et apprécie que je fasse continuité avec le boulot de l’ergothérapeute qui suit la dame, de concert avec moi, mais à d’autres moments – on ne fait que se croiser, je connais son nom, mais je ne l’ai jamais rencontrée.
Quant à la responsable infirmière des RH qui m’a aussi accompagnée un autre jour, elle relève également mon expérience et ma maîtrise du processus de visite, y compris lorsqu’il faut dériver un peu avec les bénéficiaires pour pouvoir reprendre le fil des choses à faire.
Mon point fort, c’est le lien créé, entretenu et défait à chaque visite : j’ai une demi-heure pour faire ce que j’ai à faire, il s’agit de ramener en douceur la personne à l’objectif de la visite lorsqu’elle dérive, tout en prenant note de ses préoccupations pour la suite de la prise en charge. Prendre des nouvelles, quittancer ce qui se dit sans perdre de vue les buts de la rencontre, faire ce que j’ai à faire, prendre congé en douceur.
Ces reconnaissances de mon parcours me gratifient énormément. Et puis l’équipe est une des meilleures que j’aie croisées depuis 3 décennies, on rit, on mange ensemble en menaçant gentiment le premier qui parle de boulot pendant la pause de payer la tournée des cafés. A personne on ne reproche son besoin de repli et d’isolement quand il se fait sentir… et je deviens également une ressource en certaines occasions : hier un de mes collègues est venu me demander conseil au sujet de l’informatique, fouchtra, ça m’a fait sourire. A une autre, j’ai montré comment se faciliter la vie avec Outlook, là j’ai la banane, carrément.
Les points noirs à présent : ce que je peux voir en mobilité sur ma tablette dépend étroitement de ce que j’ai moi-même programmé auparavant, et il y a à faire même de ce côté pour garantir les critères de soins – ils n’ont pour ainsi dire par varié depuis 30 ans. Dans l’ordre prioritaire, sécurité-efficacité-confort-économie, à quoi se rajoute ces derniers 15 ans celui de l’écologie… pondérer ces critères et les garder comme ligne rouge n’est pas évident, et c’est mon argumentation pour les re-prioriser qui fait la différence, lorsque ma responsable me demande pourquoi, par exemple, je décide de garantir la qualité du lien de confiance (une histoire de confort psychique) au lieu de suivre la demande de mettre en place un semainier (donc de travailler à la sécurité du traitement médicamenteux) : pour une dame perdant ses moyens cognitifs et la maîtrise du quotidien, et dont la fierté en souffre, aucune rigidité ne ferait bon ménage avec son sentiment d’être envahie par un service de soins chez elle… car c’est le médecin et l’entourage qui font pression pour que nous nous en mêlions. Comme le répète notre cheffe à l’envi, la négociation reste le maître-mot de la relation soignant-soigné, et l’historique des soins à dom’ regorge d’exemples démontrant que nous devons le respect du « non » d’un bénéficiaire, pour ne pas nous faire mettre à la porte ; ceci est même entré dans les mœurs au point d’être formalisé, un contrat d’intervention est signé de part et d’autre dès le départ, notre charte est claire de chez claire, et à disposition des bénéficiaires dans un petit classeur bleu permettant le suivi, et qui reste chez la personne.
Je reviens à l’application informatique qui met à disposition des divers intervenants toute information utile et nécessaire : je ne mets pas seulement en place un plan d’intervention qui part sur l’ordinateur des planificatrices des tournées (encore des braves… je les appelle les « Pénélope », tant leur travail consiste à faire et défaire continuellement nos tournées au fur et à mesure des informations et des aléas du quotidien). Non, je dois prévoir évaluation, réévaluation, temps d’échange avec le médecin et la famille : pour mettre en place une visite hebdomadaire de préparation d’un semainier et prise de contrôles vitaux, une bonne dizaine de formulaires informatiques sont à créer, avec leurs sous-applications… le temps de ouf que ça prend mange la marge de sécurité temporelle dont nous devrions pouvoir disposer. Résultat, une équipe sur les rotules nerveusement, qui fait des heures supp’ innombrables depuis le basculement en mars dernier sur le système informatique ; et sans compter les somatisations diverses, les jeunes équipiers qui se préparent gentiment des ulcères d’estomac, la vulnérabilité aux virus divers (état grippal, tourista et j’en passe) et qui mettent le collaborateur au tapis lorsque le corps cède au stress continuel. J’en ai pleuré deux ou trois fois, c’est ma manière d’évacuer la tension, et ça me va mieux ainsi que de bloquer mes lombaires ou de lâcher l’affaire. Mon signal d’alarme ultime, ce serait la survenue d’une crise d’urticaire – deux épisodes de ce type en 20 ans ont pour moi été un tilt important pour comprendre mes mécanismes de défense, donc de réfléchir à leur prévention. Mes chefs sont au courant, et me scrutent dès que je me gratte un peu les bras !
La moindre erreur commise sur mes facturations surcharge quelqu’un d’autre, car je ne peux rien corriger, je dois demander l’intervention d’une secrétaire ou d’une de mes chefs. Voilà qui vaccine… enfin, ce serait bien…
Jusqu’ici, si la plupart du temps je fais l’impasse sur mes pauses de milieu de matinée – tout en m’arrangeant pour les récupérer en temps réel – jamais je n’ai dû sauter le repas de midi. J’ai appris à avoir quelques biscuits de céréales complètes dans la voiture ou au bureau, au cas où… et je bosse heureusement à proximité immédiate d’un centre commercial riche en possibilités de diversifier mes menus : rayon frais, kebabs, plats à réchauffer, resto rapide, ou composition de pics-nics – aucune chance de monotonie alimentaire. La Poste est tout près, la pharmacie aussi, et même quelques magasins de fringues où j’ai déjà dégotté d’assez sympathiques outfits.
Donc, je n’ai plus qu’à travailler la maîtrise du programme informatique pour que ça devienne fluide, réflexe… et que le foutus devis pour les assurances qui en découle soit produit sans à-coups – NB : un bug informatique résiduel nous force à recompter programmation par programmation le nombre de minutes nécessaires, 20’ supplémentaires par dossier au minimum, sachant que j’ai une cinquantaine de dossier à traiter, et qu’en moyenne 5 d’entre eux demandent une telle vérification tous les 10 jours… soit environ une heure par jour de vérifications, sur un timing qui me laisse à peine trois heures pour traiter le quotidien, les imprévus et les divers contacts : en tant que référente, je gère également les demandes de transport, d’installation au domicile d’un système d’appel direct à la Centrale des médecins, les demandes de court-séjour. Déjà sous pression car pendant les tournées, l’I-Pad sonne régulièrement : quelqu’un me demande une précision, souvent ce sont les intérimaires appelés régulièrement en dépannage à qui il manque quelque chose… ou même, mes chefs m’appellent pour me demander une visite supplémentaire… et puis, gérer les hospitalisations ou les chutes quand je trouve quelqu’un en train de dégueuler tripes z’et boyaux ou au tapis… les consultations avec les soins palliatifs au domicile…
Le temps est le talon d’Achille, et le restera toujours, même quand l’autre source de groumpferies (au hasard… l’informatique ?) diminuera son impact.
Il reste que je mesure à quel point l’encadrement des nouvelles personnes devient chronophage.
Le temps.
Le jour où l’informatique pondra une application capable de ralentir les horloges, là… J’ACHÈTE !!!!